En attendant la reprise de vos émissions préférées sur Radio Pluriel, je vous propose un petit billet d’histoire gay.
En 1983 le livre « les Bûchers de Sodome » de Maurice Lever, historien renommé, spécialiste du 18è siècle français, sort aux éditions Fayard. Aujourd’hui le livre par certains propos de l’auteur peut paraître daté et surtout il est truffé de préjugés homophobes. Il n’en reste pas moins un ouvrage majeur qui retrace l’histoire de la persécution des homosexuels à travers les âges de façon bien documentée.
En ce qui concerne le 18è siècle, Maurice Lever a investigué dans les archives de la police parisienne, dans les procès-verbaux des procès parvenus jusqu’à nous et il a également parcouru les archives de la Bastille, celles qui ont pu échapper aux destructions du 14 juillet 1789. Il nous livre un portrait vivant du Paris homosexuel à une époque où une véritable subculture « gay » est en train de se former. Bien entendu on est là sous le prisme de la répression policière et judiciaire, mais le tableau qu’il nous dresse de cette période laisse entrevoir l’existence de lieux de rencontre et de sociabilité où étonnamment règne une atmosphère souvent décomplexée, voire pas toujours dissimulée sans toutefois parler de « visibilité » comme on l’entend aujourd’hui. Le plus étonnant c’est de découvrir dans les archives des billets envoyés par les épouses, les parents, des interventions pour faire libérer leurs proches condamnés, ou des maîtres intervenant pour la libération d’un domestique. Le contraire se trouve aussi : des familles qui insistent pour que la peine soit endurcie ou prolongée.
Grâce à cette collecte, on peut s’amuser à dresser un véritable tableau de la vie gay parisienne au 18è siècle. Attention cependant : il faut bien se rappeler qu’à l’époque les actes homosexuels sont condamnés, une condamnation religieuse à la base, mais qui prend à cette époque une tournure différente ; au fur et à mesure que le Justice se « laïcise » elle ne laisse pas plus tranquille les homosexuels, car bien au contraire les persécutions empirent. On parle alors des « infâmes », des « anti-physiques » ou bien des « Chevaliers de la Manchette », et le terme « pédéraste » fait son apparition ; mais la médicalisation de l’homosexualité n’est pas encore passée par là : cela surviendra au siècle suivant avec l’essor de la psychiatrie.
Il est important aussi de comprendre qu’au 18è siècle la police à Paris est en pleine métamorphose : au milieu du siècle la fonction de policier s’est professionnalisée. Le siège des forces de la police est au Châtelet avec à leur tête un lieutenant général de police, qui est un des officiers du Châtelet. La police assure le maintien de l’ordre grâce à un réseau de commissaires de police (au 18è siècle à Paris, il y en aura jusqu’à quarante-huit), d’inspecteurs et d’indicateurs, surnommés « mouches » dans le langage populaire, répartis en bureaux sur le territoire de la capitale. C’est l’époque où les fichiers de renseignement commence à être classés et répertoriés de façon scientifique, ainsi que les recherches de preuves et leurs résultats. Une véritable société de surveillance se met en place. Parmi les fauteurs de trouble, il y a bien sûr les homosexuels. Dans ce cas les « mouches » employées sont souvent des repris de justice qui arrêtés pour prostitution ou racolage sur la voie publique sont libérées en échange de leur collaboration. Ils ont souvent entre 18 et 25 ans, parfois moins. Ils connaissent bien les arcanes de la subculture homosexuelle de Paris et Ils servent d’appâts pour rabattre les « infâmes » vers les sergents de ville qu’on appelait alors des exempts, et qui patrouillaient en groupe de trois à pied et en uniforme, armés d’un sabre. Les peines encourues sont rarement la peine de mort, même si celle-ci est encore appliquée, par le feu, dans le cas où le délit d’homosexualité est associé à un meurtre. La Justice à l’époque est un véritable imbroglio et les compétences des juges se chevauchent de façon inextricables, sachant que hiérarchiquement le Roi est au sommet. Les peines prononcées pour actes « anti-physiques » comme pour la plupart des délits dits mineurs, sont du ressort du lieutenant général de police qui préside une audience de police par semaine au Châtelet. Dans certains cas la présence d’un juge peut être requise. Il s’agit de peines d’enfermement dont le lieu et la durée sont définis par le lieutenant général : prison royale de For-L’Évêque, mais surtout l’hôpital de Bicêtre qui était alors le principal lieu d’enfermement de tous les marginaux de l’époque : vagabonds, prostituées, délinquants de toute sorte mais aussi des personnes aliénées, des malades touchés par une infection vénérienne, et bien entendu des homosexuels. Les conditions de détention y étaient très durs (les aliénés, par exemple, ou considérés comme tels, étaient enchaînés) mais la Justice et la Police sont, à l’image de cette époque : des institutions de caste ; les classes supérieures, aristocrates et bourgeois aisés, sont généralement épargnées. Si des nobles sont arrêtés ils sont généralement renvoyés chez eux, et s’il s’agit d’ecclésiastiques ils sont remis entre les mains de leur hiérarchie qui peut décider de les reléguer dans un monastère, ou leur interdire de dire la messe. Dans certains cas l’inculpé peut être renvoyé chez lui après réprimande et signature d’une soumission (mais gare au récidiviste !) avec ou sans placement sous surveillance, ou obtenir la liberté contre dénonciation. Au pire c’est la justice royale qui intervient (le Roi par les lettres de cachet a toute latitude pour décider seul de tout placement en détention, et ceci de façon tout à fait arbitraire). Il faut bien avoir en tête en lisant la suite que l’épée de Damoclès se tient continûment au-dessus de la tête des homosexuels : et pourtant à la lecture des procès-verbaux de la police la décomplexion allant jusqu’à la prise de risque inconsidérée dont faisaient preuve des « infâmes » est vraiment frappante.
Du récit de Maurice Lever je vous propose une sorte de « guide Spartacus » du gay Paris au Siècle des Lumières, sans les étoiles cependant n’ayant pu tester personnellement.
Il y a d’abord les lieux de rencontre publics parmi lesquels Le jardin des Tuileries ! Déjà un haut lieu de drague homosexuelle, certains coins des Tuileries sont à la nuit tombée des points de ralliement où si la rencontre est bonne, elle peut se conclure à l’abri des taillis et des bosquets du parc. Les passifs annoncent la couleur, à l’époque on dit bardache. Puis il y a les Champs-Élysées qui n’est alors qu’une longue allée broussailleuse bordée d’une double rangée d’ormes. Non loin, les bateaux amarrés sous le Pont Royal offrent également un asile pour les galipettes et encore le jardin du Luxembourg, dans l’allée qui longe le couvent des Chartreux, lieu d’autant plus appréciable que situé plus à l’écart, il est moins surveillé par la police. L’heure de pointe pour la drague c’est entre 8H et 9H du soir, au moment où les promeneurs traditionnels se font plus rares et avant la nuit noire. Les prostitués privilégient cependant les Tuileries où la clientèle potentielle est la plus riche. D’autres lieux encore : les Portes Saint-Antoine et Saint-Martin, très fréquentés par les artisans du Faubourg, le Palais-Royal où on trouve des prostitué.es des deux sexes ( et plus de choix pour les amateurs de travestis), au prix de 20 sols (les prostitués mâles sont plus chers que les femmes), l’arche du Pont-Au-Change où des groupes de jeunes hommes viennent se baigner nus dans la Seine, et le quai de Conti, et aussi le quai de la Mégisserie dont les berges permettent de se réfugier à l’abri des regards, et les arcades Saint-Louis, au bout du Pont-Neuf, où il est possible de s’ébattre discrètement même en plein jour…
On a ensuite les cabarets : à l’origine ceux-ci se trouvent près des lieux de drague cités plus haut dans la mesure où avec la complicité du ou de la propriétaire on peut avoir une chambre à louer pour s’isoler pendant une heure ou pou la nuit. On y est là plus en sécurité qu’à l’air libre. Ainsi aux Tuileries le cabaret du père Poirier, rue des Étuves Saint-Honoré, où le tavernier sert à boire et à manger dans la salle commune et où on baise à l’étage, ou bien près du Palais-Royal le Petit Trianon qui propose les mêmes services à la même clientèle. Au Luxembourg le marchand de vin La Marre, rue de la Harpe, fait également bon accueil aux anti-physiques et certains habitués y ont leur chambre réservée au premier étage. Rue des Postes chez le marchand de bière Jacques Baron le meilleur accueil est réservé aux couples d’hommes. Et on ferme les volets pour plus de discrétion. Pour des rencontres plus sûres en dehors de promenades publiques, des cabarets se spécialisent dans la clientèle homosexuelle : on y sert à boire, on y joue aux cartes et on peut se livrer à deux ou plus aux plaisirs du sexe dans des cabinets réservés à cet usage. Parmi ceux dont on a conservé la trace :La Tour d’Argent, faubourg Saint-Antoine, dont Alais le propriétaire a été plusieurs fois interpellés pour avoir offert gîte et couvert à ses semblables, chez Guillet à l’enseigne de la Croix d’Or, rue de la Roquette, chez Jacques Le Tellier, Au Soleil d’Or, rue de Lappe, au Saint-Claude, au bas de la rue des Postes, Au Franc Bourguignon, rue des Tournelles, à l’Orangerie, rue de Grenelle, à l’enseigne du Coq, rue de la Tixandrerie, Au Jardin des Cœurs, rue de Popincourt, aux Six Moineaux, rue des Juifs, Au Bon Chrétien, rue Saint-Anne, Au Mouton, place de Grève, au Roi des Laboureurs, place Maubert, à l’enseigne des Rats, rue Saint-Germain l’Auxerrois, et à la Pie vers le Pont-Neuf, renommée pour la qualité de ses vins… et bien d’autres encore dont beaucoup sont probablement tombés dans les oubliettes de l’Histoire.
On s’amuse aussi en dehors des limites de Paris : au Bois de Boulogne déjà et aussi à Versailles où sur la promenade vers le château on peut faire des rencontres à l’abri de la police et de façon plus discrète qu’aux Tuileries et qu’au Luxembourg. On y trouve aussi des raccrocheurs professionnels qui font la batterie (argot parisien pour « racolage ») et certains s’y établissent à demeure pendant les beaux jours, tant la clientèle y est abondante, venant de toute part, en voiture louée. Mais les guinguettes ont aussi leurs spécialistes. Installées en dehors de barrières de l’octroi pour éviter les taxes, on peut y boire et y manger pour moins cher qu’à Paris ; il faut se rappeler qu’alors le territoire de la capitale est pus restreint qu’aujourd’hui : par exemple Montmartre est un village indépendant avec ses vignes et ses moulins à vent, en pleine campagne. C’est d’ailleurs au pied de la butte que se trouvaient de nombreuses guinguettes et des cabarets fréquentée par une clientèle diverses sur le plan social. On s’encanaille plus facilement hors Paris. Un des cabarets qui porte l’enseigne de la Grande Pinte est prisé de la Manchette : de grands seigneurs y font boire les garçons du peuple. Ailleurs à Belleville, au lieu-dit La Courtille, même regroupement de guinguettes et de cabarets qui attirent artisans, petits commerçants, manœuvres, militaires, abbés et bien sûr les prostitué.es. Des aristocrates hommes et femmes viennent y frayer avec la populace. En été on y boit, on y mange, on chante, on danse, on se lance des défis. Là aussi des établissements sont connus et fréquentés par une clientèle homosexuelle : chez Gentil, marchand de vin, chez Paulin à l’enseigne du Lion d’Argent, ainsi qu’au Fer à Cheval. Pendant des journées entières, pendant la belle saison, une véritable vie homosexuelle s’y épanouit, ; on y détourne et on y caricature les codes de la société traditionnelle, par le travestissement notamment (l’homme qui se le travestit en femme, et vice-versa : les drags de l’époque !).
Et puis il y a les « cliques », les cercles secrets, les adresses privées que l’on se refile sous le manteau : cela se passe dans les domiciles privés où des fêtes sont organisées, parfois de simples repas. On peut venir seul ou accompagné ; il arrive que ce sont de véritables clubs privés pour lesquels une participation est demandée aux habitués pour payer les frais de boisson ou de nourriture. Par exemple il y a la loge du père Fiacre, concierge de Mlle de Bénévent, rue du Chaume dans le Marais, tout près de l’hôtel de Soubise. C’est un rendez-vous fréquentés par les domestiques des grandes maisons et ces jeunes gens savent se montrer complaisant si la clientèle qui appartient essentiellement au monde du commerce et de l’artisanat, n’est pas trop avare. Tous les soirs, les amateurs y trouvent une quinzaine d’experts en exercices amoureux et capables de satisfaire aux goûts de chacun. Après choisi un (ou des) partenaire, le client grimpe avec à l’étage où l’attend une chambrette aménagée. Le plus drôle c’est que la patronne du père Fiacre a été avertie par la police de ce qui se passait chez elle et encore plus drôle, que ça n’a pas l’air d’avoir fait changer quoi que ce soit. Chez Lefèvre il y a un cercle très privé destiné au clergé régulier et séculier qui peut y trouver chaussure à son pied parmi les jeunes prostitués de la maison. Ce sont les patrons de l’estaminet situé en vis-à-vis, À l’Épée de Bois, qui ont alerté la police. Une descente y a été faite, les garçons sont arrêtés, interrogés puis relâchés, mais aucun client n’a été apparemment inquiété. Parmi eux, de nombreux Jésuites dont la maison professe ne se trouve pas loin. En 1764, Louis XV fait expulser la Compagnie de Jésus de France et les biens en sont confisqués au profit de la Couronne. Lefèvre a dû perdre une bonne partie de sa clientèle à ce moment-là. Les groupements homosexuels peuvent se former aussi à l’intérieur d’un cadre professionnel. Le plus connu grâce aux archives de la police est le cercle des internes en médecine. Un réseau d’une vingtaine de garçons-chirurgiens rattachés pour la plupart à l’Hôtel-Dieu sont arrêtés sous l’inculpation de sodomie. Emprisonnés au Châtelet et à For-L’Évèque ils ne doivent leur libération au bout de trois mois que par l’intervention de leurs familles et de l’institution médicale qui ont fait valoir l’approche des examens, une échéance qu’ils ne pouvaient pas rater.
Pour conclure ce guide du Gay Paris 1750, un petit focus sur une confrérie bien particulière, l’Ordre du Chaudron, et sur les liens entre homosexualité et franc-maçonnerie.
L’Ordre du Chaudron, née en 1706, est une confrérie homosexuelle bien documentée grâce aux archives de la police. Les réunions de l’ordre se tiennent tantôt rue Saint-Antoine, au cabaret du Chaudron (d’où son nom), tantôt au Franc-Bourguignon, rue Saint-Nicaise. Tout un cérémonial pour les impétrants est organisé qui donne lieu à d’interminables réjouissances ; dîner, bal et parties fines. L’ordre s’inspirant en partie de la Franc-Maçonnerie a à sa tête un Grand-Maître dont les noms sont bien connus, tous ayant été au moins une fois arrêtés et interrogés par la police. Il est d’usage au cours de ces assemblées de désigner le nouvel adepte de « mariée » ou « novice ». Les novices au début sont placés sous la tutelle de la Mère des Novices, chargée de leur éducation au sein de l’ordre. Après une période de probation le novice peut être définitivement intégré à l’ordre ou bien carrément poussé en dehors du cercle. Il faut aussi s’assurer que le novice ne soit pas quelque mouche infiltrée ! Des mariages y sont célébrés sur le mode du mariage traditionnel hétérosexuel, non pour y puiser une hypothétique légitimité (il faudra attendre encore plus de 250 ans pour l’adoption d’une loi légalisant le mariage de même sexe !), mais par pur esprit de dérision et de transgression.
La Franc-Maçonnerie et l’homosexualité ont été associés dès cette époque par les détracteurs, et lis sont nombreux, des Enfants de la Veuve : milieu secret, exclusivement masculin, les organisations francs-maçonnes sont accusées d’être des repaires d’ivrognes, de conspirateurs et de débauchés. Pire ! Des athées ! Les francs-maçons font l’objet de poursuite et des loges sont régulièrement fermées sur ordre du lieutenant-général de police. Pourtant rien ne prouve que les maçons soient particulièrement bienveillants à l’égard des homosexuels, d’autant plus que, pour surprenant que cela puisse paraître, les philosophes des Lumières, très influents dans la Franc-Maçonnerie, réprouvent généralement les pratiques homosexuelles. lls ont néanmoins eu le mérite d’ouvrir un débat sur le sujet et ils s’interrogent sur la proportionnalité des peines et donc sur leur utilité. Certains, comme Voltaire, pensent qu’il faut décriminaliser l’homosexualité. Il est certain, comme cela été évoqué plus haut, que les confréries homosexuelles se sont souvent inspirées de l’organisation de la Franc-Maçonnerie et les rites d’initiation maçonniques y sont parodiés par réflexe d’une minorité marginalisée qui assimile l’organisation d’autres minorités rejetées. D’ailleurs devenu locution passe-partout, le terme de franc-maçonnerie sert progressivement à désigner tout groupement minoritaire uni par un caractère commun et animé d’une volonté d’entraide communautariste.
C’était Sodome by the Seine : un petit tour dans la capitale invertie du 18è siècle. C’est à partir du siècle suivant que la pathologisation de l’homosexualité va aboutir à la naissance du type de l’homosexuel (le mot est d’ailleurs inventé vers 1870 par un journaliste austro-hongrois, Karl-Maria Kertbeny, alors même que le paragraphe 175 qui mènera des milliers d’homosexuels à la prison et à la déportation sous le IIIè Reich est étendu à l’Allemagne unifiée) et à des juridictions de plus en plus répressives dans de nombreux pays.
Merci d’avoir lu pris le temps de lire cet article et retrouvez l’émission de rentrée sur Radio Pluriel 91.5FM le mercredi 4 septembre 2024 !