Les sociétés matriarcales ont traversé les siècles. On les trouve en Afrique, en Amérique centrale, en Asie. Leur point commun : une répartition des rôles genrés différente du chemin pris par la majorité des cultures occidentales, et dont l’histoire trouve ses racines dans la nuit des temps. Loin des préjugés et des fantasmes solidement ancré dans l’imaginaire des sociétés masculinistes, il ne s’agit pas de sociétés de type amazone où l’intégralité des pouvoirs serait détenue exclusivement par des femmes. Il ne s’agit pas non plus de sociétés qui seraient le reflet exact de la société patriarcale, où les femmes joueraient le rôle habituellement dévolu aux hommes.
Je vous propose de découvrir ci-après quelques unes de ces sociétés matriarcales parmi les plus emblématiques, toutes menacées en raison de l’exploitation intensive de l’environnement, de l’exode rural, de la globalisation, ou de l’oppression politique.
Les « Na » ou « Mosuo », cette ethnie du sud-ouest de la Chine est surprenante à bien des niveaux. Pour la caractériser, on parle de société matrilinéaire, matrilocale et avunculaire !
On relit nos précédents articles et on se remémore que dans une société matrilinéaire, la filiation passe par la mère, qui transmet notamment à ses enfants son nom et son futur héritage. Mais les Mosuo sont aussi « matrilocaux » car l’époux rejoint sa femme dans sa famille lors du mariage. Enfin, on parle de société avunculaire car ce sont les oncles maternels, et non les pères, qui s’occupent des enfants. La présence d’enfants des deux sexes au sein des familles devient primordiale : les femmes parce qu’elles transmettent le lignage, les hommes parce que ce sont eux qui s’occuperont des enfants de leur sœur. Les Mosuo occupent une vallée entière entourée par de hautes montagnes, dont une s’appelle « Gun Mu » : la Montagne Mère, déesse protectrice des Mosuo. Toutes les personnes de chaque clan-maison ont le nom de la femme la plus âgée, la mère du clan.
Les noms, aussi bien que la propriété commune de la maison et de la terre, sont exclusivement transmis par les femmes. Les filles à environ treize ans deviennent majeures après la cérémonie d’initiation, ont la clef de leur propre chambre et apprennent à gérer le foyer qui passera sous leur contrôle au décès de la dernière mère du clan. Actuellement, les Mosuo luttent pour être reconnus en tant que minorité nationale par le gouvernement chinois car leur mode de vie est menacé par la déforestation et les loisirs touristiques.
Direction à présent le Nord-Est de l’Inde, dans l’État du Meghalaya !
Matrilinéaire et matrilocale, la société Khasi fait figure d’exception en Inde : c’est la plus jeune fille de la famille, la khaddu, qui deviendra la chef de famille, l’héritière, et la gardienne des traditions familiales. Enfant, elle est mise à part et dispensée des corvées domestiques. Ce statut privilégié s’accompagne de contrainte : la khaddu ne décide pas de son futur mais doit poursuivre une tradition familiale et reprendre les terres. Les hommes, eux, n’héritent de rien et en cas de divorce perdent tout. Chez les Khasis, c’est donc pour avoir une petite fille que l’on prie. L’avortement sélectif et l’infanticide féminin n’ont pas cours, de même que les mariages arrangés ou la pratique de la dot. A la campagne, certaines communautés continuent d’entretenir leur religion originelle, apparentée à l’animisme, mais influencée par l’évangélisation massive qu’ont connue les tribus du Nord-Est de l’Inde pendant la colonisation. En revanche, les autres fondements matrilinéaires ont survécu au christianisme. Depuis une vingtaine d’années, le système est en quelque sorte menacé par les migrants en provenance du Bengale indien ou du Bangladesh voisin qui ont amené avec eux les valeurs patriarcales du sous-continent. Dans les années 90 des groupes de défense des droits des hommes sont apparus, avec des revendications parfois comparables à celles des mouvements féministes des années 70 en Occident.
La civilisation des Zapotèques est ancienne de 2 000 ans et malgré 500 ans de présence chrétienne au Mexique elle a survécu, non sans mal, jusqu’à nos jours, dans la vallée d’Oaxaca. Juchitan est la capitale de cette province idéalement située sur une zone importante d’échange entre les USA et le Mexique et compte environ 100 000 habitants. C’est une société matrilinéaire : les femmes sont chefs de famille, contrôlent les richesses et représentent la communauté à l’extérieur. Le nom, la maison, l’héritage, passent par les femmes et la naissance d’une fille est donc une grande réjouissance. Elles seules sont autorisées à parler la langue des ancêtres, avec le pouvoir de traiter et de gérer les affaires. Quinze ans est l’âge de la majorité pour la jeune fille, effective à la suite d’une cérémonie initiatique. Le mariage fait l’objet de pratiques parallèles aux cérémonies catholiques. À la suite de celles-ci, le mari, perdu pour sa famille, ira vivre dans la maison de sa femme (mariage matrilocal). Celle-ci peut répudier son mari, celui-ci ayant toujours la possibilité de trouver un refuge chez sa mère ou une de ses sœurs. Une partie de l’économie est basée sur les échanges locaux avec les ethnies voisines et ce sont les femmes qui en détiennent les clés. Les hommes sont agriculteurs, pécheurs ou artisans. Ils donnent leurs produits et leurs salaires aux femmes.
C’est dans le cadre de cette société matrilinéaire que se sont perpétuées des traditions pré-colombiennes et communes à plusieurs civilisations indiennes du Nord comme du Sud, celles des « Berdaches », des « Two-Spirits », et que les Zapotéques appellent les « Muxes » (prononcer Mouchès). Les Muxes sont biologiquement du sexe masculin, mais ils ont adopté les attitudes comportementales et sociales des femmes. A l’origine des Muxes, la nécessité pour chaque famille d’avoir au moins une fille pour s’occuper des anciens et préserver le patrimoine familial fait qu’une descendance exclusivement masculine est un grand malheur. Dans ce cas un garçon (en général le plus jeune) est désigné pour être éduqué comme une fille. Il réunit ainsi en lui les attributs sociaux des deux sexes, et jouit d’une situation particulière dans la société zapotèque. Les Muxes sont souvent organisés en congrégation et chacune organise à tour de rôles des fêtes rituelles où est conviée la population du quartier ou les membres d’un corps de métier.
Les années récentes ont vu affluer à Juchitan et de tout le Mexique une catégorie de Muxes extérieure à l’ethnie qui trouvent là, même s’ils restent hors les rouages de la société zapotèque, une tolérance quasi inconnue dans le reste du Mexique. Des hommes pour qui l’identité ne se limite pas à la définition machiste venue du continent européen, amateurs de travestissement, personnes transsexuelles et intersexuées.
En Afrique, les traditions ancestrales matrilinéaires n’ont pas su résister à l’intrusion des Occidentaux, à la christianisation ou à l’islamisation progressive du continent. Pourtant de grandes civilisations africaines étaient des sociétés de type matrilinéaire : citons les peuples Bantous, vivant au sud de l’Equateur, les Bassaris, les Ashantis, tous fondateurs au Moyen-Age des grands empires africains.
Les sociétés matriarcales ne présentent pas toutes les caractéristiques d’un monde parfait. Mais l’existence de ces sociétés dans le passé, et pour certaines leur prolongement dans le présent, ou les survivances de certaines caractéristiques matriarcales mettent en évidence que des comportements et des types de constructions sociales et familiales peuvent fondamentalement différer de notre modèle occidental. Les étapes des changements de mode de vie et de société ont été historiques, uniques à chaque fois et différentes d’un peuple à un autre. Les mœurs sont particulièrement originales, encore plus que les relations sociales. Même si chaque peuple a dû conquérir des moyens de production, des techniques, développer certains types de relations sociales qui y correspondent, il n’y a pas un modèle unique et une progression unique par laquelle tous les peuples seraient passés. N’en déplaise aux maîtres à penser de la Manif Pour Tous…
(à suivre)
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