Maurice Godelier est un anthropologue de renommée internationale. Ses recherches l’ont conduit à côtoyer des modèles de société qui n’ont pas été imprégnés du modèle judéo-chrétien. Il a notamment vécu entre 1967 et 1988 de façon discontinue mais sur une période correspondant à un total de sept années parmi les Baruya, une tribu des hautes terres de la Nouvelle-Guinée découverte en 1951 seulement, à laquelle il a consacré de nombreuses enquêtes. Chercheur au CNRS, il a réussi à faire travailler ensemble des historiens, des sociologues, des économistes. Les nouveaux modes de parenté, la structure du don, le rôle de la sexualité sont autant de sujets de recherches qui ont inspiré des ouvrages de référence, tels « La production des grands hommes » ou « L’énigme du don. » Dans « Métamorphoses de la parenté » et indépendamment des récents débats de société autour du mariage pour tous ou de l’homoparentalité, Maurice Godolier reprend à peu près tout ce que l’étude comparée des sociétés peut nous apprendre sur les fondements mêmes des rapports familiaux. Il inscrit les transformations des sociétés modernes dans une histoire longue, et revient sur les théories qui font coïncider l’origine des sociétés humaines avec l’invention de la parenté. Il remet en cause la théorie freudienne du mythe des origines et montre les limites des interprétations de Lévi-Strauss dans la portée universaliste notamment qu’a voulu leur donner le grand anthropologue qui a été aussi son maître.
En février 2014 après les turbulences soulevées par la loi Mariage Pour Tous, le magazine Télérama interroge le grand anthropologue sur la famille et la parenté.
Extraits :
Qu’est-ce qu’un « système de parenté » ?
Dans toutes les sociétés, les parents assument sept fonctions principales : engendrer des enfants et leur donner un nom, élever, nourrir et protéger (qui sont des devoirs), exercer son autorité, s’interdire l’inceste. Ces fonctions sont universelles. Ce qui varie, ce sont les personnes qui les assument. On appartient généralement au clan du père (système « patrilinéaire » : l’autorité est alors exercée par le père) ou à celui de la mère (« matrilinéaire », c’est le frère de la mère qui détient l’autorité). Dans notre système, appelé « indifférencié », on appartient aux deux lignées. On le retrouve chez les Eskimos, en Indonésie ou en Nouvelle-Guinée – et cette dispersion est un mystère !
Maurice Godolier chez les Buraya : ce peuple de Nouvelle-Guinée était coutumière d’une « homosexualité d’initiation » des jeunes hommes adultes.
De quand date notre modèle familial ?
En Europe, la famille « nucléaire » – structurée autour d’un homme, d’une femme et des enfants, contrairement aux systèmes polygames (une femme et plusieurs compagnons/conjoints/époux ou un homme et plusieurs compagnes/conjointes/épouses) – apparaît et se généralise à la fin de la République romaine. Elle durera deux millénaires ! Parce que le modèle a été « encapsulé » par le Christianisme. S’il n’y avait pas eu la religion chrétienne pour faire de l’union d’un homme et d’une femme devant Dieu son modèle, cette structure en aurait côtoyé d’autres. L’adoption tardive du mariage, l’interdiction du divorce et les contraintes imposées à la sexualité plaisir, associée au péché, vont régler nos rapports sociaux et familiaux sur cette longue période.
Comment ces rapports ont-ils évolué ?
L’apparition d’une société individualiste, depuis deux siècles, et la séparation de l’Etat et des religions ont profondément modifié le paysage. Le choix du partenaire se dissocie peu à peu des stratégies d’alliance qui avaient dominé : le voilà soudain lié à l’amour ! Et ça le rend volatil : les anciennes structures, rigides, deviennent flexibles. Avec l’apparition du divorce par consentement mutuel et des unions libres, le couple ne peut plus faire famille tant qu’il n’y a pas d’enfants.Les unions durent moins longtemps (sept ans en moyenne en Ile-de-France), les familles se recomposent, et de nouvelles questions se posent : comment traiter les enfants du premier lit, par exemple, dans les familles recomposées ? Un vide juridique inquiétant sévit en France sur le statut de « beaux-parents » (les « marâtre » et parâtre » d’autrefois). En Angleterre, le problème est réglé depuis une décennie : le nouveau partenaire doit assumer toutes ses responsabilités vis-à-vis de ses « beaux-enfants ».
Comment l’homoparentalité s’inscrit-elle dans cette évolution ?
Comme le résultat d’un triple mouvement. Le Siècle des Lumières distribue de nouveaux droits aux minorités. Bien plus tard, dans les années 1930, la médecine dépathologise l’homosexualité et les psychologues la retirent du tableau des perversions. Enfin, la primatologie annonce que les animaux les plus proches de nous – les bonobos et les chimpanzés, 97% de gènes communs avec l’homme – sont bisexuels. Si l’hétérosexualité a clairement pris le pas sur l’homosexualité dans la nature, dans certaines espèces les deux sexualités coexistent naturellement. Quand on intègre ces trois mouvements, on s’étonne moins que les homosexuels, leur sexualité étant reconnue normale, finissent par assumer, comme les autres, leur désir d’enfants.
Reste qu’entre les observations et les convictions intimes le fossé paraît parfois infranchissable…
La démocratie commence par l’information et la discussion. Et, dans ce débat, il faut garder en tête deux principes fondamentaux. Se souvenir d’abord que la sexualité est asociale (ce n’est pas la société qui détermine notre identité sexuelle profonde), mais qu’elle est toujours subordonnée à des rapports sociaux, politiques ou religieux qui tentent de la réguler. Et comprendre que si la famille est essentielle à la construction de l’individu dans les premières étapes de sa vie, nulle part, que ce soit chez les « primitifs » sans état ou dans nos sociétés avec état, cette même famille ne constitue le véritable fondement de la société. Ce ne sont pas les relations de parenté qui font société à l’intérieur d’un groupe humain, dans les rapports politico-religieux. Oui, la famille évolue – et, non, la société ne fout pas le camp pour autant !
L’anthropologie et l’ethnologie ont permis de dessiner les contours de modèles familiaux et de parentés bien éloignés de l’archétype occidental scellé par la société judéo-chrétienne depuis deux mille ans.
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